Dans un monde idéal, où les humains seraient rationnels, objectifs, dénués de conditionnement, libres, responsables et sûrs de leurs choix, dans un monde d’humains adultes, oui, l’on pourrait tout entendre.
Les hommes réagiraient à la critique avec circonspection, ils se remettraient en question, se documenteraient plus avant sur les sujets qui les interpellent, tiendraient compte des remarques qu’on leur fait, et se feraient une nouvelle opinion, confirmant ou infirmant la précédente.
Il n’y aurait pas de mouvements impulsifs, pas de réactions. Chacun jaugerait ce qu’il entend, voit et lit à l’aune de son intelligence et de sa raison.
Or le monde n’est pas idéal. Et les hommes sont largement conditionnés, réagissants, et impulsifs. Ils sont influençables, manipulables, et irresponsables.
C’est une donnée que l’on doit prendre en compte.
Dans ce contexte réjouissant, quel est le rôle des faiseurs d’opinions, journalistes et autres médiateux ? Il me semble que c’est, justement, de nous mettre en face de nos contradictions, de nous informer, de nous questionner, de nous faire progresser.
De deux choses l’une : soit le Jyllands Posten avait pour seule intention de ridiculiser les musulmans, auquel cas il s’agit bien d’une incitation à la haine bête et méchante, dont le Danemark tout entier a dû payer le prix. En parfait accord avec la loi classique : « la haine engendre la haine ».
Je ne penche pas pour cette hypothèse.
Certaines caricatures faisaient preuve de finesse, et d’intelligence, et l’on peut présumer du fait que toute ridiculisation visait, justement, à mettre les musulmans en face de leurs contradictions. Un message du l’ordre de : « Cela vous choque ? Comment se fait-il que vous ne soyez pas choqués par le détournement scandaleux de l’islam et du Coran par les terroristes islamistes ? Comment pouvez-vous accepter que votre religion justifie aux yeux de vos coreligionnaires les pires barbaries ? ». C’est ainsi que les occidentaux l’ont interprété, et c’est pourquoi ils ont été affligés et apeurés par les réactions de la communauté musulmane en question.
Peut-être que les journalistes du Jyllands Posten s’étaient ainsi donnés pour mission de mettre le doigt sur ces contradictions, ou bien encore, comme ils l’ont affirmé, peut-être voulaient-ils tester le degré de tolérance de la communauté musulmane.
[Traduction : "Arrêtez, arrêtez, nous sommes à court de vierge !"]
L’autre façon de questionner les motivations du journal consisterait à se poser les questions suivantes : A qui ces caricatures étaient-elles adressées ? Aux occidentaux ? S’agissait-il de les dérider sur un sujet qui aurait plutôt tendance, habituellement, à les raidir quelque peu ? Car je ne crois pas que l’on puisse parler d’incitation à la haine, quand l’occident dans son ensemble, sciemment ou dans son for intérieur, assimile déjà les musulmans à des terroristes.
Aux musulmans modérés ? S’agissait-il de les exhorter à se mobiliser, en masse, contre l’amalgame Islam / terrorisme ? Qu’espérait-on ?
Dans les deux cas, c’est bien maladroit.
Aux intégristes ? Ce serait grave.
Ou bien s’agissait-il d’une revendication de la liberté de l’art médiatique surfant sur la vague de la provocation dans un parfait sentiment d’impunité ? Mais alors quelle utilité ?
Car quel prix est-on prêt à payer pour sa propre liberté d’expression ? Peut-on mettre le feu aux poudres du monde arabe, risquer sa vie et celles d’autres journalistes, une déstabilisation économique de son pays, la sécurité de ses représentants à l’étranger, la mort de manifestants du camp adverse, même, au nom de la liberté d’expression ? Si les caricaturistes ont estimé que oui, que la fin justifiait les moyens, et que l’essence de leur message légitimait les évènements qui en ont découlé, alors ils ont eu raison.
S’ils n’ont pas mesuré la portée de leurs caricatures, dans le contexte actuel, tendu, alors ils ont fait preuve de légèreté, de naïveté, de vanité, d’incompétence, d’irresponsabilité, ou de tout ça à la fois.
[Traduction du tableau : Les journalistes du Jyllands-Posten ne sont que des réactionnaires provocateurs”.]
Peut-être, certes, les caricaturistes n’avaient ils pas prévu que leurs innocents dessins auraient autant d’impact. C’est avoir mal mesuré l’engagement et l’influence de certains de leurs compatriotes musulmans.
Il s’avère qu’une équipe de journalistes d’Envoyé Spécial est parvenu à infiltrer la mouvance islamiste radicale danoise. Pour la petite histoire, l’imam Ahmed Akkari qui est à la tête de la grande mosquée d’Aarhus, ville du siège du Jyllands Posten, n’était pas un inconnu. L’homme, un danois d’origine libanaise, avait même une dent sévère contre le journal. Et ce dernier connaissait d’ailleurs ses positions radicales et son influence sur la communauté musulmane du Danemark.
Ahmed Akkari, suite à la parution des caricatures, a monté un dossier les incluant, ainsi que quelques destins racistes reçus, soi-disant, par e-mail. L’un d’entre eux montrait notamment un homme affublé d’une tête de porc et était légendé à peu près comme suit : « tous les musulmans sont des porcs ».
En décembre 2005, il s’est rendu en Egypte et dans d’autres pays du monde arabe, accompagné d’une délégation d'imams et son dossier sous le bras, pour attirer l'attention des dignitaires religieux et des responsables politiques sur le scandale des dessins satiriques du prophète et sur le climat islamophobe prédominant, selon lui, dans le royaume scandinave.
Les imams locaux ont alors diffusé une consigne de mobilisation auprès de leurs fidèles – dont la majorité n’a jamais eu accès aux fameuses caricatures – avec les conséquences que l’on connaît.
Très bonne opération pour Ahmed Akkari, qui a renforcé à la fois sa main-mise sur l’église musulmane du Danemark (il y est le représentant de 27 organisations musulmanes), son pouvoir politique (le premier ministre danois a présenté des excuses publiques aux musulmans de son pays), et son prestige international. Les caricatures, il s’en frotte les mains. Merci le Jyllands Posten.
Autre dommage collatéral : la fameuse Fatwa sur Salman Rushdie – qui commençait à peine à pouvoir à nouveau circuler librement – a été relancée de plus belle. C’est ballot, non ?
La liberté d’expression certes. Mais quand au final on sert les intérêts de ceux que l’on dénonce, il apparaît qu’un peu de discernement aurait été le bienvenu.
On peut évidemment poser la question des moyens de l’endiguement de l’intégrisme islamiste. Mais c’est un autre débat.
« On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ». Certes. J’ajouterais volontiers, au vu des circonstances : « Rira bien qui rira le dernier ». Enfin, si l’on veut pouvoir rire de tout avec tout le monde, il faut travailler son sens de l’humour… et donner au reste de l'humanité l’envie de rire. Car l’envie de rire, de nos jours, n’est pas la chose la plus unanimement partagée. Il y a donc du boulot. Mais c’est un autre débat.